Des débuts au sein la glorieuse scène métal de Tunis dans les nineties, une installation à Lyon où il va rencontrer Shouka Records et les Arabstazy, de longues années au Danemark, passées à charbonner une étrange matière électronique… Nuri est un musicien qui s’épanouit dans l’exil. Avec la sortie de son nouvel album, le mystérieux artiste se place — sans forcer — très haut sur le podium de la bass music, tendance musique de transe. On a rencontré le producer-chaman, qui n’a pas attendu la pandémie pour vivre constamment masqué.
Qui se cache derrière le masque de Nuri ?
Tout le monde peut-être Nuri ! C’est l’idée du masque, disparaître derrière une forme d’anonymat pour mieux souligner que ma personne ne compte pas. Mais de façon plus factuelle, je m’appelle Amine Ennouri, je suis un musicien électronique et percussionniste tunisien installé des deux côtés de la Méditerranée. J’ai fait mes armes au cœur de la scène métal-grunge et reggae de Tunis. J’ai débuté par la guitare, avant de m’installer à la batterie.
Parle-nous de cette fameuse scène métal tunisienne de la fin des nineties ! De SKNDR à Mettani en passant par Nazal, beaucoup d’artistes et musiciens tunisois semblent y être passés.
En réalité, seulement un très faible pourcentage de la jeunesse tunisienne était concerné par cette scène qui a éclôt uniquement au sein de la capitale. Mais disons qu’elle était très dynamique. Le rock, le métal représentaient à cette époque des moyens d’expression parfaitement adaptés à la situation que nous vivions. Entre dictature et censure, la scène Métal constituait un défouloir, une manière cathartique de se retrouver et de s’ouvrir à de nouvelles expériences. Il y avait beaucoup de groupes à ce moment-là à Tunis ! Je me souviens que la radio du coin diffusait tous les jeudis soirs l’actu du métal local, dont les concerts à venir. Des concerts qui pouvaient réunir jusqu’à trois cents gamins, ces rassemblements étaient tout de même assez conséquents, compte tenu de l’époque. Ces réunions live étaient spontanées, très cool et ont effectivement suscité pas mal de vocations !
Tu vas ensuite partir pour l’Europe c’est bien cela ?
C’est ça. En 2013, j’ai obtenu un visa passeport talent pour la France. Je jouais alors beaucoup de stambali expérimental. J’ai entamé une nouvelle vie à Lyon. C’est là-bas que j’ai rencontré les membres du collectif Arabstazy et du label Shouka Records. Malgré cela, c’était étrange, car j’étais avide de projets, je cherchais des formations, je voulais monter le plus de groupes et jouer, mais je n’ai pas rencontré le même élan. À cette période et à Lyon en tous cas, l’énergie et la spontanéité ne sont pas au rendez-vous pour moi. Au point qu’une année durant, faute de vivre de la musique, j’ai dû travailler dans le bâtiment.
C’est finalement au Danemark qu’on te retrouvera l’année suivante.
J’avais été invité en 2010 sur l’île de Bornholm pour réaliser une pièce coécrite avec la danseuse de butoh Ainara Lopez. Cette expérience m’avait beaucoup marqué et j’y suis finalement retourné ! C’est dans cet environnement nordique que Nuri est véritablement né. J’ai quitté le Danemark l’année dernière, je vis désormais à Tunis, mais je pense me réinstaller à Lyon d’ici peu. À trente-trois ans, je continue de vivre dans l’exil, je suis à l’aise partout, le changement alimente mon moteur créatif depuis toujours, et mes percussions me suivent constamment !
Comment s’opère ton processus de création ? Ton nouvel album IRUN est un véritable florilège de samples.
Composer pour moi, ça a toujours été lié à l’amusement. Lorsque je vivais à Copenhague, je m’amusais à triturer les grooves, mes samples, les constructions polyrythmiques. Peut-être pour prendre à revers ce que je pouvais alors écouter en club au Danemark. Je suis animé par l’idée de sortir des cadres, de décontextualiser les genres musicaux. Lorsque je jouais du stambali, j’aimais en décentrer les structures rythmiques, pour en faire une matière sonore nouvelle. Les traditions musicales ne sont intéressantes que lorsqu’elles sont en mouvement. L’idée, c’est de les décentrer. Le sampling est très utile dans ce cadre. IRUN contient des samples du Mali, du Sénégal. Ma banque sonore comporte des compositions traditionnelles d’Inde et de toute l’Asie. Je n’attache pas une importance majeure à l’origine des samples que j’utilise. Je télécharge énormément, j’écoute attentivement. Si ça sonne, alors c’est suffisant pour moi ! Pour construire un track, je peux partir d’une voix samplée puis ajouter des rythmes que je compose. Parfois, c’est l’inverse, j’habille une séquence de rythmes produits par mes soins.
Malgré ton approche très worldwide de la bass music, tu restes néanmoins fidèle aux sonorités des musiques de transe tunisiennes…
Oui bien sûr, ce sont mes racines. La musique tunisienne est une référence majeure, même si elle a une histoire chahutée. Bourguiba était un anti-soufiste. Avant la révolution, les rituels stambali étaient prohibés. Cette musique se jouait dans le secret. Ce n’est qu’à la chute de Ben Ali que les musiques de possession sont sorties de l’ombre. C’est ce renouveau, couplé à l’ouverture de nouveaux clubs et l’explosion de la vie nocturne dans la capitale, qui a donné naissance à toute la scène électronique panarabe que l’on connaît aujourd’hui.
Est-ce qu’on peut espérer voir ton visage un jour ?
Ce n’est pas prévu pour l’instant ! L’idée du masque a commencé lors du tournage de Drup, au Danemark. Je n’étais pas franchement à l’aise avec mon visage, et m’embusquer derrière ce masque a tout réglé ! En tant que batteur, j’ai toujours été en retrait, je ne suis pas habitué à la pression du frontman. Le masque permet de laisser parler les imaginaires. L’anonymat est une protection. On peut tous être Nuri.
IRUN, le nouvel album de Nuri sortira chez Shouka Records, le 6 novembre 2020.